Lorsque des actes de contrefaçon sont commis par l’intermédiaire d’un site internet étranger (nom de domaine étranger, public visé non français/francophone), le juge français peut-il retenir sa compétence ?
Lieu du fait dommageable
L’article 46 du Code de procédure civile dispose que :
« Le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur : […]
– en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi […] »
L’article 7 point 2 du règlement (UE) n° 1215/2012 « Bruxelles I bis » concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale prévoit également que :
« une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre, en matière délictuelle ou quasi-délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire. »
Qu’en est-il lorsqu’un acte de contrefaçon (par nature délictuel) est commis sur internet ?
Critère de l’accessibilité
Dans cette hypothèse, la jurisprudence utilise le critère de l’accessibilité.
- Jurisprudence européenne
Pour la Cour de Justice de l’Union européenne, en matière de contrefaçon de droit d’auteur, il n’est pas nécessaire que l’activité du site soit « dirigée » vers l’État membre de la juridiction saisie pour que celle-ci soit compétente.
La Cour de Justice a ainsi jugé que :
« la matérialisation du dommage et/ou le risque de cette matérialisation découlent de l’accessibilité, dans l’État membre dont relève la juridiction saisie, par l’intermédiaire du site Internet de la défenderesse, des photographies auxquelles s’attachent les droits dont l’auteur des photographies se prévaut » (CJUE, 22 janvier 2015, Affaire C‑441/13).
La seule accessibilité du site internet (et donc de la contrefaçon) par l’intermédiaire duquel les actes de contrefaçon reprochés ont été commis permet de matérialiser un dommage (ou un risque de dommage) sur le territoire depuis lequel cette accessibilité est constatée.
- Jurisprudence française
Le raisonnement adopté par la Cour de cassation française est identique.
Dans un arrêt du 18 octobre 2017, se fondant sur l’article 46 du Code de procédure civile précité, la Haute Cour a estimé que :
« Attendu qu’aux termes de ce texte, en matière délictuelle, le demandeur peut saisir à son choix, outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi ;
Attendu que, pour déclarer les juridictions françaises incompétentes pour connaître du litige, après avoir constaté que la publicité en cause était diffusée sur différents sites Internet, l’arrêt énonce que ces vidéos ne sont pas à destination du public français, soit parce qu’elles sont destinées à des publics étrangers, soit parce qu’elles sont destinées à des professionnels de la publicité et de la communication dans un but d’information ; qu’il en déduit qu’il n’existe pas de lien de rattachement suffisant, substantiel ou significatif entre ces sites, les vidéos postées et le public français ;
Qu’en statuant ainsi, alors que l’accessibilité, dans le ressort de la juridiction saisie, d’un site Internet diffusant le spot publicitaire litigieux suffit à retenir la compétence de cette juridiction, prise comme celle du lieu de la matérialisation du dommage allégué, pour connaître de l’atteinte prétendument portée aux droits d’auteur revendiqués par l’association, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; »
Dans un arrêt récent du 23 mars 2021 (RG n°19/17274), la Cour d’appel de Paris a à nouveau réitéré cette solution.
Dans cette affaire, la société Monoprix avait assigné une société belge « CASA » à laquelle elle reprochait d’avoir commercialisé sur un site belge <promobutler.be> des articles contrefaisants (linges de maisons reproduisant un motifs revendiqué par Monoprix).
Le Tribunal judiciaire de Paris avait jugé, suivant le raisonnement développé par la société CASA, qu’il n’était pas compétent a défaut pour Monoprix de démontrer que des personnes domiciliées en France pouvaient obtenir la livraison des produits prétendument contrefaisants.
La Cour d’appel de Paris a infirmé ce jugement et retenu que :
« en cas d’actes de contrefaçon de droits d’auteur commis par le biais d’un site internet étranger, l’accessibilité du site suffit à fonder la compétence de la juridiction saisie au titre du lieu de la matérialisation du dommage. En l’espèce, il est constant que le site promobutler.be est accessible depuis le territoire français, et présente la carafe incriminée laquelle peut être acquise après redirection vers le site marchand belge be.casashops.com de la société Casa«
Quelle juridiction française compétente ?
En France, seuls certains tribunaux limitativement énumérés sont compétents en matière de contrefaçon de marque et de droit d’auteur. Il s’agit des tribunaux judiciaires de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Paris, Rennes, Strasbourg et Fort-de-France).
La règle de l’accessibilité doit également gouverner la détermination de la juridiction française « locale » compétente.
Ainsi, chacun de ces tribunaux doit pouvoir retenir sa compétence dès lors que le site internet sur lequel les contrefaçons sont constatées est accessible depuis son ressort territorial.
C’est ainsi que, par arrêt du 13 novembre 2019, la Cour d’appel de Bordeaux a estimé que :
« […] lorsqu’une atteinte aux droits de propriété intellectuelle a été commise par une diffusion sur le réseau Internet, il doit être retenu que le fait dommageable se produit en tous lieux où les informations litigieuses ont été mises à la disposition du public internaute.
Au cas d’espèce, il est produit à la procédure un constat d’huissier dressé le 6 novembre 2016, qui révèle que plusieurs sites internet, accessibles dans le ressort du tribunal de grande instance de Bordeaux, dont celui de la société […], et pouvant s’analyser comme des sites de promotion, présentent, notamment, certains de produits désignés par la société […] comme contrefaisants.
Or, il doit être considéré que le lieu de production du fait dommageable s’entend du lieu où la contrefaçon a pu être constatée, sans qu’il soit besoin d’exiger que le produit contrefaisant se trouve ou non commercialisé en ce lieu. »
Un simple procès verbal de constat d’huissier dressé dans le ressort du tribunal que le demandeur souhaite saisir (qui doit toutefois être spécialement compétent en matière de contrefaçon) devrait donc suffire à établir la compétence de ce tribunal.