Cour d’appel de Paris, 17 nov. 2020, n° 19/00009
Les faits
La société CROIZET exerce depuis 1954 une activité de production d’eaux de vie et notamment de cognac dans le département de la Charente.
Elle est titulaire d’une marque française « CROIZET » enregistrée le 15 février 1978 et désignant notamment, en classe 33, les boissons alcooliques.
En 2011, la société CROIZET demandait à la société « Croizet Vins et Spiritueux Cognac » et à son dirigeant, Monsieur Léopold CROIZET, de cesser d’utiliser la signe « CROIZET » de manière isolée, de modifier sa dénomination sociale et de lui transférer le nom de domaine « croizet.com ».
La société Croizet Vins et Spiritueux Cognac était alors renommée « Maison Pierre Croizet », du nom du père de son dirigeant.
En 2014, Monsieur Léopold CROIZET procédait au dépôt d’une demande enregistrement de la marque « Pierre Croizet Cognac » pour des boissons alcoolisées.
Cette demande était rejetée par l’INPI, la société CROIZET s’y étant opposée sur le fondement de sa marque française « CROIZET » de 1978.
En 2017, la société CROIZET mettait en demeure la société Monsieur Léopold CROIZET et la société Maison Pierre Croizet (renommée « Maison des Pierres ») de cesser tout usage du nom « CROIZET » et de lui transférer le nom de domaine « croizet.com ».
A défaut de réaction, la société CROIZET faisait assigner la société Maison des Pierres devant le Tribunal de grande instance de Paris.
Par jugement du 6 décembre 2018, le Tribunal parisien a considéré que l’usage du signe CROIZET par la défenderesse étant constitutif d’actes de contrefaçon de marque, de concurrence déloyale et parasitaire, et de tromperie.
La société Maison des Pierres a interjeté appel de ce jugement.
Sur l’usage de bonne foi du nom patronymique
Pour sa défense, la société Maison des Pierres invoquait les dispositions de l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle et en particulier son premier alinéa qui prévoit ce qu’on peut qualifier d’exception d’homonymie :
L’enregistrement d’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme :
CPI, art. L. 713-6 (dans sa version applicable au litige)
a) Dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est soit antérieure à l’enregistrement, soit le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique ; […]
L’utilisation d’une marque antérieure peut ainsi, en application de ce texte, échapper à la qualification de contrefaçon dès lors que :
- le tiers utilise son propre nom patronymique;
- le tiers fait un usage « de bonne foi » de ce nom.
Selon la société Maison des Pierres, Monsieur Léopold Croizet a poursuivi l’activité familiale de négoce de cognac qu’il exerce sous le nom « Pierre Croizet », l’usage de cette dénomination étant, ce faisant, légitime et honnête.
Elle souligne également que le nom « Croizet » est toujours précédé du prénom « Pierre », afin d’exclure tout risque de confusion.
Elle ajoute que le nom de domaine « croizet.com » ne fait qu’offrir une redirection vers le site « pierre.croizet.com ».
De son côté, la Cour d’appel rappelle d’abord que l’exception d’homonymie peut bénéficier à une personne morale lorsque la personne physique portant ce nom assure son contrôle et sa direction, ce qui était le cas en l’espèce.
Elle ajoute ensuite que les dispositions de l’article L. 713-6 précitées doivent être interprétée à la lumière de la directive européenne n°89/104 du 21 décembre 1988 laquelle dispose que :
le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires de son nom (…) pour autant que cet usage soit fait conformément aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale
Ce faisant, l’article L. 713-6 du CPI, qui vise les « dénomination sociale, nom commercial ou enseigne », ne doit pas être interprété comme excluant les noms de domaine.
La Cour d’appel juge ensuite qu’il est « admis que la bonne foi au sens de l’article L. 713-6 susvisé suppose que le tiers employant son nom patronymique ait pris des précautions pour éviter tout risque de confusion, telles que l’adjonction du prénom […] ».
Or, pour les juges d’appel, la seule utilisation du nom de domaine « croizet.com » ne permet pas de démontrer un usage de mauvaise foi du patronyme Croizet puisque ce nom de domaine a été réservé en 2000, près de 17 ans avant les faits incriminés. La société CROIZET ne contestait pas avoir eu connaissance de cette réservation.
De même, dans les recherches Google, le nom de domaine « croizet.com » est toujours surmonté de la mention « Cognac Pierre Croizet ».
Quant à la page du site lié à ce nom de domaine, elle est vide et et ne comporte qu’un encart « Pierre Croizet » avec le message « Veuillez vous rendre sur l’adresse pierre.croizet.com pour visualiser notre site internet ».
Par conséquent, la Cour d’appel en déduit que la société Maison des Pierre et son dirigeant, Monsieur Léopold Croizet, font un usage de bonne foi du patronyme Croizet.
Sur l’atteinte à la marque malgré un usage de bonne foi
Cependant, la Cour rappelle que le dernier alinéa de l’article L. 713-6 du CPI prévoit que :
Toutefois, si cette utilisation porte atteinte à ses droits, le titulaire de l’enregistrement peut demander qu’elle soit limitée ou interdite.
CPI, art. L. 713-6 (dans sa version applicable au litige)
Ainsi, même de bonne foi, l’utilisation d’un nom patronymique portant atteinte à un droit de marque peut être limitée ou interdite.
Sur ce fondement, la Cour d’appel constate que malgré la présence d’une redirection vers un sous-domaine « pierre.croizet.com », l’exploitation du nom de domaine « croizet.com » aux fins de vendre des vins de Cognac porte atteinte à la marque antérieure Croizet, « le défaut de mention du prénom dans le nom de domaine pouvant laisser penser au consommateur que les produits ‘Croizet’ ou ‘Pierre Croizet’ proviennent de la même maison ou de maisons économiquement liées.«
Le transfert du nom de domaine à la société CROIZET est donc ordonné par la Cour.
Évolution de la rédaction de l’article L. 713-6 du CPI
On notera toutefois que dans sa nouvelle rédaction (en vigueur depuis 2019), l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle ne fait plus référence à la notion de « bonne foi », mais évoque les « usages loyaux du commerce ».
On peut donc s’interroger sur la solution qui aurait été retenue par la Cour à la lumière de cette nouvelle rédaction, l’usage loyal n’étant pas nécessairement équivalent à l’usage de bonne foi.
De même, depuis 2019, l’article précité vise expressément l’utilisation d’un nom de famille par un tiers « personne physique ». Une personne morale ne devrait donc plus pouvoir invoquer l’exception d’homonymie.
Sur la concurrence déloyale
Enfin, sur le terrain de la concurrence déloyale et parasitaire, la Cour estime que la preuve d’un comportement visant à rechercher la confusion ou à détourner la clientèle n’est pas rapportée, étant rappelé que l’utilisation du nom patronymique a été considérée comme étant « de bonne foi ».
Le jugement est donc infirmé sur ce point.